Europe : la démocratie se tourne vers la résistance

Fecha: 4 julio, 2024

En Europe, les partis démocrates maintiennent leur majorité en lent déclin et les partis national-populistes progressent.

Photo : EFE/Olivier Hoslet

FERNANDO MIRES

La conséquence immédiate des élections européennes est connue. Nous sommes confrontés à la croissance de ce que commentateurs et spécialistes appellent « l’extrême droite », une appellation qui remplit plutôt la fonction de préserver la géométrie de l’ordre politique de la modernité industrielle, qui a évidemment déjà perdu de sa validité à l’ère de la modernité numérique.

Le terme d’extrême droite – déjà imposé dans les médias – pose toujours problème. Selon son sens littéral, « l’extrême droite » (tout comme « l’extrême gauche ») désigne une limite où l’on voit un pied à l’intérieur et un pied à l’extérieur du système politique. Mais ce n’est pas comme ça. C’était probablement comme ça à un moment donné. Mais pas dans les pays où la soi-disant extrême droite est devenue la première ou la deuxième force électorale. Cela s’est produit en France, en Hongrie, en Autriche, en Pologne, en Allemagne et au Portugal. Sans être centriste, l’extrême droite a déjà envahi le centre.

Dit de manière plus conventionnelle : avec l’entrée du national-populisme dans le système, nous nous trouvons face à un nouvel ordre politique, qui intègre en son sein non seulement une opposition mais aussi des négationnistes radicaux de la démocratie libérale. Nous parlons d’une nouvelle formation politique européenne traversée par une ligne de démarcation également nouvelle. D’un côté le bloc politique traditionnel de la modernité (conservateurs, sociaux-démocrates libéraux, plus quelques représentations écologistes) ; de l’autre, les partis dits d’extrême droite (plus quelques fragments d’extrême gauche), émergents et insurgés à la fois.

Les extrémistes sont là pour rester

Le résultat des élections de juin, d’un point de vue mathématique, peut être lu comme un succès pour le bloc formé par les partis traditionnels. En Allemagne, 65 % ont voté centre avec une large majorité de chrétiens-sociaux. En Espagne, 70 % ont voté pour le centre ou le centre droit. Même en Italie (38:48) et en France (37:47), l’extrême droite reste minoritaire. Au niveau européen, on voit une coalition de centre-droit, de centre-gauche et de verts avec 453 des 720 députés contre 272 du centre-droit. D’un point de vue mathématique, le centre politique européen semble hors de danger. Or, d’un point de vue politique, ce n’est pas le cas.

Deux raisons nous permettent de parler d’un triomphe politique du national-populisme. Le premier est sa force de tendance. La croissance de la soi-disant extrême droite par rapport à celle obtenue lors des élections précédentes est tout simplement vertigineuse ; c’est indiscutable. Nous ne savons pas si cette tendance va se poursuivre. Ce sera probablement comme ça ; Il n’y a rien de plus contagieux qu’une tendance électorale croissante. Mais même si tel n’était pas le cas, et même en supposant que la croissance de l’extrême national-populiste ait atteint son plafond, le résultat le laisse en mesure de négocier des alliances, principalement avec la droite centriste, de telle sorte que le les populistes peuvent accéder aux gouvernements régionaux et même nationaux si la droite classique se laisse séduire par les poignées de voix dont elles ont parfois besoin pour dépasser la gauche centriste. En fait, au niveau communal et régional, cela s’est produit dans différents pays et cela se produit désormais au niveau national aux Pays-Bas, en Autriche et, plus récemment, en France.

Si nous sommes confrontés à une tendance irréversible, personne ne peut encore le savoir. Pour l’instant, nous nous trouvons face à un scénario dans lequel les partis démocrates maintiennent leur majorité en lent déclin et les partis nationaux-populistes progressent, obligeant les premiers à adopter des positions défensives, c’est-à-dire à résister. La politique européenne est devenue existentielle, du moins pour le bloc « traditionnel ». Les relations antagonistes – qui sont l’essence de la politique – sont devenues plus aiguës que jamais.

« Le centre résiste », tel était justement le titre d’un des nombreux articles parus au lendemain des élections européennes. Cela signifie que la ligne qui sépare la gauche de la droite, même si elle n’a pas été remplacée par l’entrée en scène des partis nationaux-populistes, doit coexister avec une autre ligne de démarcation parallèle : celle qui sépare le centre démocratique traditionnel de l’extrême. à droite (ou national-populiste).

Il est vrai que la réalité est plus complexe que ses schémas. On sait, par exemple, que l’extrême droite, pour accéder aux positions gouvernementales, peut adoucir certains aspects trop radicaux de ses discours, ouvrant ainsi des ailes de convergence avec la droite traditionnelle. C’est l’exemple donné par le Regroupement National de Le Pen et par les Frères Meloni. Le fait que Le Pen ait pris ses distances avec les positions nazies de son homologue allemande, l’AfD, était un message évidemment adressé au conservatisme démocratique français, un peu comme dire : « les gars, nous sommes des extrémistes mais pas des nazis ».

Reste à savoir si les alliances politiques que devront conclure les partis d’extrême droite dompteront la sauvagerie politique qui prévaut parmi bon nombre de leurs contingents, ou s’ils cosmétiqueront subtilement leurs intentions pour les imposer le moment précis. Après tout, ce ne serait pas la première fois que la politique civilise des partis en colère, penseront beaucoups, en rappelant les sociales-démocraties de leur époque originelle, ou les partis verts lorsque, abandonnant la scène extraparlementaire, ils entraient dans l’arène électorale. Mais il existe aussi des exemples du contraire. Hitler hier, et plus récemment Poutine, ont réussi à imposer leur extrémisme en simulant des positions modérées, trompant ainsi leurs adversaires nationaux et internationaux.

La vérité est que, d’une manière ou d’une autre, une cohabitation tendue se dessine entre les partis centristes et les extrémistes d’aujourd’hui. Je veux dire, nous ne sommes pas confrontés à un phénomène sporadique. Les extrémistes sont là pour rester et, que cela nous plaise ou non, nous devrons compter sur leur présence active dans les paysages arides de la politique européenne pendant de nombreuses années.

La présence menaçante de l’extrémisme a contraint le centre politique européen à se mettre sur la défensive. Transformer la position défensive en un combat de résistance démocratique sera la tâche difficile qui attend les partis du centre. Mais cela ne sera jamais possible si ces partis ne parviennent pas à trouver les raisons qui expliquent pourquoi les extrêmes progressent vers le centre politique.

Pour le dire plus clairement : il ne suffit pas de dénoncer les excès des populistes nationaux, ni de les qualifier de néofascistes et de poutinistes (même si dans de nombreux cas ils le sont) si l’on ne comprend pas que, si ces partis se développent, c’est parce qu’ils ont occupé des espaces et des problèmes que les partis traditionnels n’ont pas connus ou n’ont pas pu aborder, des problèmes qui sont considérés comme réels ou vrais par de larges groupes de citoyens.

La question de l’immigration

La première de ces questions est la plus décisive. Je fais référence, autant que possible, à celui des migrations. Sans cela, les partis d’extrême droite n’existeraient pas. Un sujet, pour ainsi dire, surdéterminant. En même temps, une question que les partis traditionnels ont peur d’évoquer avec l’objectif illusoire de ne pas créer plus de tensions sociales qu’il n’y en a déjà.

Pour les partis national-populistes, arrêter les migrations, notamment celles en provenance des pays islamiques, est un impératif national, patriotique et culturel. C’est à partir de ce postulat qu’ils ont commencé leur campagne contre l’ordre politique en vigueur. Mais c’est précisément sur la question migratoire qu’ils montrent leur misère politique. En fait, tous ces partis s’expriment contre l’immigration, tout comme nous sommes tous contre la faim et les guerres, mais jusqu’à présent, il n’existe aucun parti national-populiste – à part la folie de l’extrême droite allemande, l’AfD, lorsqu’elle parle de révolte. -émigration ou rapatriement – qui nous présente un programme sérieux contre le phénomène migratoire. Par des expulsions massives, comme le suggère l’ultra-extrémiste AfD ? Des nations environnantes avec des murs et des clôtures électriques ? Il n’y a pas de réponse. Le problème est que ce silence est partagé par les partis traditionnels, qui ne savent pas non plus comment affronter ces masses migratoires qui, en colonnes et en pirogues, avancent de l’Afrique et de l’Asie vers l’Europe.

À de très rares exceptions près, personne ne veut dévoiler la « vraie vérité » sur les migrations. Une vérité qu’il faudra un jour dire avec courage, sans craindre de perdre des voix. Je fais référence à cette vérité qui nous dit que dans la vie, qu’elle soit individuelle, nationale ou internationale, il y a des problèmes sans solution.

Presque chaque être humain, comme par intention ou par malédiction, est condamné à traîner et à vivre avec des problèmes qui n’ont pas de solution ou, du moins, pas de solution immédiate. La même chose se produit dans la vie des nations. Où sont les hommes politiques qui osent dire que les migrations de notre temps sont les plus importantes de toute l’histoire universelle et que, pour la même raison, il est définitivement impossible de les contenir et, par conséquent, la seule alternative qui reste ne sera pas de les supprimer mais, dans la mesure du possible, les réguler ? Où sont les philosophes politiques qui nous enseignent que les migrations sont le prix que l’Occident doit payer pour être libre, démocratique, prospère et pluriel, puisque les masses migratoires ne se dirigeront jamais vers la Chine, l’Iran ou la Russie ? Où sont les économistes qui démontrent que la mondialisation ne concerne pas seulement la finance, les biens et le commerce, mais aussi – et surtout – la main-d’œuvre humaine ? Même l’extrême gauche, si semblable en bien des points à l’extrême droite, n’ose pas formuler la thèse selon laquelle la mondialisation a réalisé une prophétie de Marx, l’internationalisation du travail, mais, et ce serait la nouveauté, elle n’a pas soutenu du travail mais en faveur du capital.

La démocratie mène à la prospérité et la prospérité attire les pauvres de la terre. Face à cette vérité, les populistes nationaux, sans le dire clairement, proposent une solution tacite : mettre fin à la démocratie libérale, établir des gouvernements autoritaires et faire de l’Europe un continent fermé au monde extérieur. C’est la proposition d’un Viktor Orban, et au-delà de l’Europe, d’un Donald Trump.

Changements climatiques, changements énergétiques

Avec un deuxième sujet brûlant – celui du changement climatique et de la crise énergétique parallèle – quelque chose de similaire se produit. Je fais référence à des changements reconnus par une grande partie des institutions scientifiques officielles. Cependant, par rapport à la question des migrations, on observe ici une relation inverse. Alors que la question de la migration tente d’être occultée par les partis traditionnels, les changements climatiques et énergétiques ont été surpolitisés par des groupes de gauche radicale, provoquant précisément une position opposée de la part de l’extrême droite : celle du négationnisme.

Probablement, comme c’est le cas pour la migration, le changement climatique ne peut être évité à court ou moyen terme (le long terme n’appartient pas à la politique). Cela se fera bien moins au niveau national, mais plutôt par le biais d’une coopération intense qui ne peut avoir lieu qu’à des niveaux supranationaux tels que l’UE, dont l’existence est remise en question par les extrémistes.

Ce n’est pas un hasard si les mouvements, partis et gouvernements national-populistes adhèrent à une idéologie négationniste. Niant les causes et les raisons de la peur (ils l’ont déjà fait pendant la période pandémique), les national-populistes déchaînent la haine contre « ceux qui font peur », parmi lesquels les partis libéraux et de gauche.

Naturellement, les partis et les gouvernements du centre démocratique ne sont pas en mesure de faire baisser le niveau de peur collective. Mais ils sont obligés de situer cette peur dans des cadres politiques viables, en agissant conformément à la réalité telle qu’elle se présente et non de manière actionnariale en faveur d’utopies qui, sans résoudre les problèmes, y ajoutent des catastrophes politiques.

L’une de ces catastrophes a été récemment vécue par le Parti Vert allemand, jusqu’ici considéré comme un pionnier sur la scène écopolitique continentale. Les Verts ont perdu plus de la moitié de leur électorat aux élections européennes. La raison, sans aucun doute, était la politique imposée en Allemagne par le ministre de l’Économie, Robert Habeck, pour faire face à la crise énergétique aggravée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

Le ministre Habeck restera probablement dans l’histoire comme un promoteur de l’énergie éolienne et solaire ; c’est-à-dire en tant que promoteur d’une révolution énergétique nationale. Mais cela laissera aussi le souvenir d’un homme politique incapable d’adapter le changement énergétique à l’époque économique et politique de son pays. Fallait-il, par exemple, fermer d’un coup toutes les centrales nucléaires sachant qu’elles étaient toujours en activité dans les pays voisins ? Est-il possible, parodiant Staline, une « révolution » (énergétique) dans un seul pays ? N’aurait-il pas été préférable de conserver quelques centrales nucléaires en réserve ? De nombreux citoyens se demandent encore.

Comme on pouvait s’y attendre, la révolution énergétique a été payée par les consommateurs, c’est-à-dire par ces gens qui, chaque fois qu’ils reçoivent leur facture de gaz et d’électricité, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, maudissent Habeck et les Verts. Aussi; beaucoup de ces malédictions se sont transformées en votes en faveur de l’extrémisme de droite. La montée de l’extrémisme de l’AfD peut être considérée, du moins en Allemagne, comme un vote de punition pour l’extrémisme utopique des Verts.

La révolution énergétique allemande précipitée a été financée d’abord par le parti de Habeck, puis par la coalition gouvernementale. Le prochain gouvernement allemand – les sondages ne mentent pas – sera issu de la droite traditionnelle. Ce gouvernement sera contraint de désactiver une partie des mesures éco-idéologiques imposées par les Verts. Mais le pire dans cette histoire, c’est que les Verts, en profitant de la guerre pour imposer la révolution énergétique, ont accéléré le temps de la contre-révolution politique d’extrême droite. La leçon est ici claire : soit vous réalisez une révolution énergétique nationale, soit vous participez (pour l’instant avec des armes et des financements) à une guerre mettant en œuvre, comme il le faudrait, une économie de guerre. Faire les deux choses en même temps est impossible.

Guerre et politique

Le troisième problème qui explique la montée du populisme national est la guerre.

C’est toujours un cruel paradoxe que les partis politiques européens qui collaborent ouvertement avec l’impérialisme russe, comme l’AfD et la Réunification nationale, tentent de se présenter comme des champions de la paix contre les partis « bellicistes » du centre démocratique. À ce stade, non seulement l’hypocrisie des extrémistes est devenue claire (j’inclus ceux de gauche, parmi lesquels « Podemos » espagnol), mais aussi l’incapacité des partis démocrates à affronter le discours impérialiste de Poutine et de ses alliés européens avec une approche cohérente. discours politique.

Naturellement, tous les partis et gouvernements démocratiques désirent désespérément la paix et aucun ne tente de mettre en danger l’intégrité géographique de leur nation. Mais, en même temps, rares sont ceux qui ont pu expliquer, sans hésitation et avec fermeté, les raisons pour lesquelles ils soutiennent l’Ukraine contre l’envahisseur russe.

L’Ukraine, ce qu’on ne nous dit pas toujours, est membre de l’Europe politique. Accepter une invasion armée de l’Ukraine signifie revenir à l’Europe du XIXe siècle, alors qu’il n’existait aucune législation internationale pour protéger les nations les plus faibles des nations impériales. Aider l’Ukraine à se défendre, Zelensky ne se lasse pas de le répéter, c’est défendre l’intégrité de l’Europe.

Il ne s’agit pas, comme l’accusent les extrémistes, de lancer un discours de guerre, encore moins de tomber dans un nationalisme militariste. C’est plutôt le contraire : assumer le patriotisme constitutionnel (Habermas) contre un tyran qui détruit toutes les lois et conventions créées par l’Europe démocratique d’après-guerre.

Les armes envoyées en Ukraine, souvent avec un retard irritant, visent à défendre la démocratie contre un agresseur extracontinental. Scholz et Macron l’ont souvent dit, mais sans fermeté et encore moins en consolidant leur soutien à l’Ukraine par des actions. Il n’est pas rare que l’on ait l’impression que, sous le slogan social-démocrate de « refroidir » la guerre, on essaie d’attendre de Poutine qu’il se contente d’un morceau de l’Ukraine, ce qu’il ne fera jamais puisque le dictateur russe répète constamment que la guerre n’est pas contre l’Ukraine. mais contre l’Occident. Les extrémistes, à leur tour, comme si Poutine implorait des négociations, attaquent les partis démocrates pour ne pas vouloir négocier, bien entendu sans dire un mot sur les objets qui devraient être mis sur la table des négociations.

Les dirigeants du centre démocratique européen ont montré leur incapacité à fournir une aide à l’Ukraine avec un sentiment de défense nationale dans leur propre pays. Ironiquement, ceux qui se disent nationalistes, les national-populistes, sont les mêmes qui, au nom de la nation, sont prêts à céder des espaces nationaux (territoires, zones d’influence) à l’impérialisme russe. Ce qui empêche Scholz ou Macron de les désigner comme ce qu’ils sont: des traîtres à la patrie, une canaille politique qui n’a pas hésité à se mettre au service d’un gouvernement dictatorial au moment même où se dessine la ligne qui sépare le monde entre démocraties et autocraties apparaît ? La politique vit d’antagonismes, mais les antagonismes, pour être vus, doivent être dessinés.

L’absence d’une politique définie concernant la guerre en Ukraine est sur le point de démolir l’alliance franco-allemande elle-même considérée jusqu’à présent comme l’axe politique de l’Europe. Les dirigeants des deux pays, Scholz pour son incapacité à exercer un leadership en temps de guerre, et Macron pour ses idées anti-atlantiques changeantes qui l’ont conduit à éroder l’alliance inaliénable de l’Europe et des États-Unis, ont été en proie à leurs contradictions internes et Ils sont sur le point d’être rattrapés par les faits. Heureusement, le gouvernement de Scholz sera remplacé par la droite démocratique (CDU/CSU). Celui de Macron viendra très probablement de la droite autoritaire et russe représentée par Le Pen.

La vérité est que les circonstances forceront la conduite politique de la guerre à être assumée par des nations qui sentent de plus près le souffle impérialiste de Poutine. À ces pays, il faut ajouter l’Angleterre, un pays qui, après l’échec du Brexit, tentera sûrement de réintégrer l’UE pour défendre la démocratie non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur de ses institutions. Il est néanmoins intéressant de noter que, précisément dans les pays européens qui soutiennent le plus résolument l’Ukraine, l’extrême droite a obtenu moins de voix. Scholz et Macron auraient pu tirer une leçon de cette leçon. Mais il est déjà trop tard.

Pour la défense de la tradition

En résumé, on pourrait dire que les partis national-populistes sont une conséquence d’une désintégration structurelle apparue lors du passage de l’ordre industriel à l’ordre numérique. Dans ce passage, le bloc démocratique qui a émergé dans l’Europe d’après-guerre a perdu une grande partie de sa capacité représentative. Cela signifie que les partis politiques traditionnels ne reflètent plus les idéaux et les intérêts des secteurs sociaux que nous appelions auparavant « classes ».

Selon Hannah Arendt, la dissolution des classes ne conduit pas à un ordre démocratique, mais généralement à une société de masse qui, à son tour, précède l’établissement de gouvernements autoritaires, autocratiques et dictatoriaux. Cependant, les masses d’aujourd’hui ne sont pas les foules de rue et impénitentes de l’époque d’Arendt. Travailleurs occasionnels qui changent de métier et de lieu en fonction des tendances du marché, micro-entrepreneurs individuels, entreprises flash qui répondent à une demande en constante évolution, tout cela manque d’un profil politique défini. L’ère du clientélisme politique et des loyautés partisanes est derrière nous.

La génération dite des smartphones manque de loyauté politique, de la même manière que beaucoup manquent aujourd’hui de définitions précises pour désigner leur sexe ou leur genre. Les partis politiques ne sont plus des associations issues d’une prétendue base sociale mais, à l’inverse, ce sont plutôt des sociétés d’experts qui travaillent sur des sujets et les proposent comme marchandises au marché politique.

L’offre national-populiste s’est avérée pour l’instant efficace. Les vents soufflent en votre faveur. Cependant, les partis d’extrême droite d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à voir avec la droite du passé. L’ultra-droite est un concept issu du coin de la gauche traditionnelle et son objectif est de désigner un ennemi en devenir. Il est important de noter qu’aucun dirigeant d’extrême droite ne se déclare fièrement d’extrême droite. En fait, ils ont raison : ils sont autre chose.

Les partis d’extrême droite sont des partis issus de la désintégration sociale, mais ils jouent en même temps un rôle apparemment intégrateur. À des millions d’êtres individualisés, enfermés dans leurs micromondes, les populistes nationaux offrent une appartenance collective : un idéal de nation, mais pas une nation historique définie devant elle-même, mais une nation imaginaire née de prétendues menaces venant de l’extérieur.

Plutôt que d’occuper l’espace vide de la droite traditionnelle du passé, les nationaux-populistes occupent les espaces vides que la crise de la gauche a laissés derrière eux. Aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle l’extrême droite, et non la gauche, qui lancent des discours contre « ceux qui sont au sommet », c’est-à-dire « au-dessus » de la classe politique actuelle. En retour, ils offrent quelque chose dont beaucoup d’êtres humains rêvent : l’autorité, en l’occurrence l’autorité de leurs dirigeants de masse. Ce sont probablement les raisons qui expliquent en partie pourquoi de larges pa de la jeunesse, qui jusqu’à récemment votaient à gauche ou pour les verts, donnent aujourd’hui leur voix aux nationaux-populistes. Être antisystème, c’est bien là l’enjeu, ne signifie plus être de gauche. Cela signifie être d’extrême droite, c’est-à-dire antilibéral, c’est-à-dire antidémocratique, c’est-à-dire autoritaire.

D’ailleurs, être d’extrême droite n’a pas grand chose à voir avec l’ancienne droite d’origine cléricale, agraire, patriarcale et traditionnaliste. D’une certaine manière, ce que nous appelons l’extrême droite est anti-droite. C’est précisément à ce moment-là que nous avons observé une translocation très intéressante. L’extrême droite, contrairement à la droite, n’est pas traditionaliste. Comme les fascismes d’antan, les national-populistes d’aujourd’hui volent des morceaux d’identité à la droite traditionnelle, mais ils volent aussi le néolibéralisme économique aux libéraux, tout comme ils volent à la gauche leur anti-occidentalisme déguisé en anti-américanisme.

Divers groupes sociaux votent pour l’extrême droite, mais rares sont ceux qui le font pour défendre une tradition, notamment parce que l’extrême droite manque de tradition. Les traditionalistes sont devenus, au contraire, les défenseurs d’une histoire qui commence avec la laïcisation, se poursuit avec l’héritage des Lumières, intègre le conservatisme et le libéralisme, et défend la dictée des droits de l’homme dans ses versions américaine et française, c’est-à-dire tout ça. contexte historique que ses ennemis ont baptisé Occident.

Il se peut qu’au fil du temps, divers partis appartenant à la tradition politique occidentale soient remplacés par d’autres formations politiques. Les fêtes, comme tout dans ce monde, naissent et meurent. Mais les résultats des élections européennes de juin montrent au moins qu’il reste encore un long chemin à parcourir pour y parvenir. La gauche et la droite d’hier, constituées au centre politique d’aujourd’hui, résistent aux assauts du national-populisme tout comme celles du fascisme et du communisme ont résisté hier. Et dans une certaine mesure, en se défendant, ils défendent la tradition à laquelle ils appartiennent.

Les temps ont changé : les insurgés d’hier sont les traditionalistes d’aujourd’hui. La défense de la tradition est devenue la défense de la démocratie. Peut-être que le destin réservé aux démocrates d’aujourd’hui, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’est-il que celui-ci : savoir résister en attendant les moments qui permettront de relancer un nouveau départ dans une histoire qui commence toujours et ne finit jamais.

*Article initialement publié sur le blog « POLIS : Politique et culture. »

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